Autour d’un Pure Malt, Robert Glasper nous dévoile le processus créatif de Black Radio 2, sa vision de la scène jazz actuelle et aussi de l’industrie du disque en général. Rob’ revient aussi sur le phénomène Daft Punk, le casting de son dernier enregistrement et l’absence de D’Angelo sur son projet. Avec un brin de prétention mais toujours beaucoup d’humour, l’homme est à l’image de son dernier album : audacieux.

★★★★★★★★★★★

FunkU : Les suites au cinémas sont souvent moins bonnes que les premiers épisodes. Peut-on dire la même chose de Black Radio 2 ?

Robert Glasper : Je pense qu’il est aussi bon, en tout cas c’est ce que j’entends dire un peu partout. J’ai fait un bon boulot en ne faisant pas deux fois le même album, mais en capturant certaines essences du premier album, sans être le même album pour autant. C’est le même album, mais différent (rires).

Lors d’une interview pour Nextbop.com, vous avez déclaré que votre mission en faisant Black Radio 1 était « d’explorer votrecôté plus Hip-hop/soul, mais en gardant toujours le côté jazz» et tu pensais à cette époque « être le seul à y parvenir réellement ». Votre mission a-t-elle changé avec ce second opus ?

Non, je mélange encore tous ces styles. Mais cet album est encore plus orienté soul/hip-hop/RnB, moins jazz. En remportant le Grammy de l’album R’n’B avec Black Radio, on est rentrés dans ce monde. Donc, pour survire dans ce monde, je me devais de mettre un plus de R’n’B dans mon R’n’B (rires), et c’est marrant d’être capable de faire ça. C’est cool de mélanger, mais il ne faut pas le faire tout le temps. Black Radio 1 était un mélange, notre mélange. Donc, dans Black Radio 2, on a quand même fait un peu de jazz ici et là, sur certaines chansons, notamment le titre avec Norah Jones, celui avec Eric Roberson où Casey fait un solo de sax. Quand je disais que nous étions les meilleurs à faire cela, je parlais à l’époque de Black Radio 1 et cet album était la meilleure représentation de ce concept de mélange. Parce que nous sommes un seul groupe et nous jouons tous ces styles. Nous sommes les meilleurs et les seuls à faire ce que nous faisons. On n’a besoin de rien d’autre pour jouer du hip-hop qu’un piano, une basse, un beat et un sax. Les musiciens hip-hop disent que nous sommes les meilleurs à faire ça, Questlove dit « Ce sont les meilleurs ». Même chose avec les musiciens jazz, dès que nous commençons à improviser ils disent : « ce sont les meilleurs ». Le monde du R’n’B le dit également. Il n’y a jamais eu de groupe dans le passé qui, objectivement, était le meilleur dans chaque style. Il y a eu des groupes de jazz qui ont fait du hip-hop, mais ces groupes-là avaient un DJ. Ou alors il y avaient des DJ qui jouaient du hip-hop avec des instrus jazz noyés dans leur mix. Mais il n’y a jamais eu de groupe jouant tous les genres dans leur forme la plus honnête et originale.

On sent un album plus pop, plus au format « radio », moins orienté sur l’impro. Quel a été le processus créatif de Black Radio 2 ? Diffère-t-il de celui du premier volet ?

Pour Black Radio 1, on n’a pas cherché de but particulier, on voulait juste jouer de la musique entre potes et faire un album cool représentant beaucoup de musiques différentes. Beaucoup de gens qui nous ont vu en studio hallucinaient et disaient : « merde, ils font quoi là ? ». On allait en studio, on faisait tourner et on voyait ce qu’il se passait : c’est pourquoi on a fait pas mal de reprises. On se disait : « hey, tu connais ça ? Ok, alors vas-y, on fait tourner ! ». Pour le second album, j’ai plus réfléchi. Je me suis dit que si je devais faire une suite, je me devais de composer plus de titres originaux. Alors j’ai composé seul, puis avec des amis. Pour ce qui est des paroles, parfois les artistes qui étaient en featuring les écrivaient eux-mêmes, comme par exemple Emeli Sandé, Jill Scott, Marsha Ambroushius, Common, Lupe Fiasco, Snoop, Luke James et Eric Roberson. Mais la majorité des paroles de cet album sont de moi. En les écrivant je savais à quel guest elles iraient. J’ai soumis la partie piano et les paroles de « Yet To Find » à Anthony Hamilton, il a adoré et deux jours après, il était en studio pour l’enregistrer. Pour « Calls », j’ai écrit le chorus et Jill Scott a écrit la mélodie.

Parlons des invités. Comment les as-tu recrutés ?

Sur le premier album, c’étaient tous des amis. Sur le deuxième album, je n’en connaissais que la moitié. Je connais Norah Jones depuis le lycée, elle vient de Houston comme moi et on s’est rencontré en cours de jazz. Je ne connaissais pas Faith Evans, Brandy, Anthony Hamilton… J’ai demandé brièvement à mes followers sur Tweeter qui ils voudraient voir sur une possible suite de Black Radio, et c’est comme ça que j’y ai pensé. Vous savez, en gagnant le Grammy l’an dernier, beaucoup de gens nous ont découvert. Ca a été plus facile donc, car on était plus populaires. Quand j’ai demandé à Faith Evans, elle a directement accepté car elle avait entendu parler de nous aux Grammy. Brandy et Anthony Hamilton, pareil. Si nous n’avions pas eu le Grammy, peut être que nous ne les aurions pas eus. Mais ils ont voulu être de la partie et j’en suis honoré.

Beaucoup auraient aimé entendre d’Angelo sur cet album.

Je ne l’ai pas contacté car je savais qu’il déclinerait. Idem pour Maxwell. Ils sont tous les deux en studio pour finir leurs propres enregistrements. Je ne lui ai pas demandé, mais quand le moment sera le bon, je le ferai. Je vais rencontrer D’Angelo, il saura alors qui je suis et il acceptera. On m’a demandé de faire sa tournée de comeback avant de demander à Pookie. Mais j’étais en tournée pour mon propre projet à l’époque, et je jouais aussi pour Maxwell, donc je ne pouvais pas être partout à la fois (rires). Et puis il n’avait pas énormément de dates à cette époque… Mais j’adorerais jouer pour lui.

Est-ce difficile d’adapter cet album en live sans les chanteurs originaux sur scène ?

Oui, il y a des chansons difficiles à adapter. Par exemple, on ne fait pas « Calls » en live, car c’est une chanson très girly, et je vois mal KC freprendre le thème au vocoder avec ces paroles (rires). On a choisi quelques morceaux de Black Radio 2, qu’on a retravaillé pour le live. On joue « Let it Ride », « Big Girl Body », « I Stand Alone » et « Lovely Day ». D’ailleurs, la semaine dernière, on a eu Bill Withers avec nous sur scène à L.A, c’était génial.

Ou as-tu rencontré KC, Colenburg, Chris Dave, et Derrick Hodge ? Comment expliques-tu cette fusion avec le groupe ?

Chris n’est plus dans le groupe. Il a quitté ma tournée et la tournée Maxwell pour jouer avec D’Angelo. Il a rencontré Isaiah Sharkey, le guitariste de D’Angelo, qui est d’ailleurs un génie, il a monté son propre groupe et a commencé à tourner juste après. C’est probablement le batteur plus incroyable selon moi, et selon la plupart des batteurs d’ailleurs. Dès la première seconde où tu l’entends, tu sais directement que c’est lui qui joue. J’ai connu KC et Mark Colenburg à la Fac à New York. C’était aussi dans cette promo que j’ai rencontré Bilal.

Pourquoi reprendre « Get Lucky » de Daft Punk sur scène ? C’est pour surprendre le public ? Ou c’est juste une blague avec le groupe ?

Quand « Get Lucky » est sorti, je ne l’avais même pas écoutée. Et je voyais les gens sur Tweeter et Facebook écrire « on dirait du Robert Glasper Experiment », je croyais que c’est a cause du vocoder… Tout le monde disait que cet album sonnait différemment que leurs précédents, puis on m’a envoyé « Get Lucky ». Pendant notre tournée, on a commencé à la reprendre. Je suis carrément d’accord pour rejouer des hits si je les aime, et j’aime « Get Lucky ». C’est une bonne chanson de festival, et avec le vocodeur de KC elle prend tout son sens. Dans le jazz en général, on ne fait pas ce genre de truc (rires), surtout les trucs qui passent non stop à la radio, car « ce n’est pas créatif ». Les gens veulent danser, ils veulent s’éclater !

Tout le monde dit que vous êtes influencé par Herbie Hancock et J Dilla, mais je suis sur que vous avez d’autres modèles… Qui sont-ils ?

Herbie qui ? J’en ai jamais entendu parler (rires). Je ne répondrai pas, car trop de gens veulent essayer de me comparer à d’autres. Je ne veux plus répondre à ce genre de question, sinon ça va me suivre pour le reste de ma vie. J’aime que les gens m’écoutent et me disent : « c’est du Robert Glasper ». Souvent, j’entends : « ouais, ce mec a du écouter beaucoup de George Duke », j’ai envie de leur dire que c’est faux, mais je mentirais (rires). D’autres disent que j’ai du user les disques de Weather Report ou des Yellow Jackets, mais je n’ai jamais acheté un seul de leurs albums. Les gens me comparent à eux car ils étaient déjà tournés vers des choses plus électriques… Je pense que nous sonnons différemment, car justement, on a été influencés par eux, même si on ne veut pas sonner comme eux.

Que pensez-vous du public français ? Connaissez-vous des artistes français ?

J’adore le public français. Il n’est pas aussi réceptif que les américains, certes, mais plus que n’importe quel autre pays européen. Mon public est particulier : il y a des fans de jazz, assez calmes, mais aussi d’autres gens un peu plus agités, plus jeunes. Je joue régulièrement en France depuis 2002, où je jouais et je jammais au Sunset à Paris. Mais je pense que les anglais sont plus réceptifs encore, car ils comprennent mes blagues quand je dis des conneries dans le micro, et ils adorent ma barbe à l’anglaise (rires). Les français ont les plus belles nanas aussi… En revanche, je ne connais pas du tout de chanteur ou de chanteuse française. Quand tu viens des USA, ou peux-tu entendre de la chanson française ? En France, tu écoutes facilement des chanteurs américains car c’est une culture occidentale populaire plus globale… Je n’en connais pas non, mais j’aimerais en connaître, bien sûr.

Et Daft Punk ?

Je pensais qu’ils étaient Allemands (rires) !!!

Vous allez jouer avec Marcus Miller et l’orchestre de Monaco de la semaine prochaine. Excité ?

Je n’ai aucune idée de ce qui va se passer. J’ai accepté le plan car l’orchestre va jouer mes titres et parce que j’adore Marcus. En tant que musicien et en tant que personne, c’est un mec génial, un vrai génie. Il joue de tout : jazz, funk, musiques de film, TOUT, et il le joue magnifiquement bien, c’est un tueur. C’est un honneur de jouer avec lui la semaine prochaine.

Que pensez-vous de la scène jazz contemporaine et des musiques afro-américaines en général ?

Le jazz aujourd’hui ? Il craint (rire) ! Il n’y a pas assez d’élévation du niveau. Je ne ressens pas assez d’expérimentation, d’exploration, rien qui me captive vraiment. Je ne dis pas que personne ne le fait, mais en général, la communauté du jazz est assez réservée sur les nouveaux trucs. Quand je sors Black Radio, ils me disent : « Attends, qu’est-ce que tu fais ? », ils sont réticents. Il n’y a plus de musiciens qui essayent vraiment de changer en profondeur les choses, et je pense être -ou peut être pas- celui qui y arrive à l’heure actuelle. Je suis sûr que beaucoup ne peuvent pas, mais que d’autres le peuvent probablement mais ne le font pas car ils ont peur de ne pas être acceptés… Sinon, la scène Nu-soul est morte. J’étais un acteur du mouvement, dans toute la crew des JDilla, D’Angelo, Badu, Bilal. On était tous dans le même studio en 1999 , à Electric Lady, D’Angelo enregistrait Voodoo au rez de chaussée, Bilal était au deuxième étage et Erykah Badu entre les deux. On était tous là au même moment, et on entendait des trucs comme : « hey Questlove, viens donc écouter la démo d’Erykah ! ».

Black Radio 1 et 2 sont-ils des albums avant-gardistes ?

Je le pense. Je pense aujourd’hui que le premier est avant-gardiste. La musique d’aujourd’hui est en train de se casser la gueule. L’intégrité de la musique se casse la gueule, la musique live, les musiciens live également. Les gens ne recherchent plus de musique live, ils sont tous accros aux ordinateurs, aux MPC… Nous venons du monde du jazz, et nous faisons nos enregistrements en live : aucun loop, tout est joué en live. Nous avons enrôlé des chanteurs avec nous, des chanteurs pas trop populaires, mis à part Erykha Badu, Lupe Fiasco et Musiq Soulchid, tous les autres étaient des chanteurs de l’ombre. On a donc été capable de rassembler des vrais chanteurs, des vrais musiciens, et faire de la vraie musique, et ça c’était avant-gardiste à cette époque. Et donc, recommencer avec le second opus, rassembler des vrais chanteurs et actuellement être au top dans les charts (on est numéro 2 juste après Justin Timberlake), avec un album de musique live, c’est avant-gardiste une fois encore. J’adore mon groupe, et je pense qu’on est les meilleurs pour faire ce style de musique. Quincy Jones avait fait un album de guest, Back on the Block… Mais nous on a voulu faire ça avec un seul groupe, uni. Mon modèle pour Black Radio a été Off The Wall de Michael Jackson, c’est mon album préféré. Car c’est un seul groupe sur la majeure partie de l’enregistrement, et on sent qu’ils ont enregistré tous le même jour dans la même pièce. J’ai enregistré Black Radio 2 dans le même studio où a été enregistré Off The Wall. Black Radio 2 sonne chaud, très intimiste et il sonne comme si c’était un seul songwriter qui l’avait fait, pas douze personnes différentes qui ont essayé de faire le meilleur titre sur l’album. Il y a un fil conducteur et une histoire malgré la diversité d’interprètes.

Que pensez-vous de l’industrie du disque aujourd’hui ?

Elle est pensée par des personnes qui n’y connaissent rien en musique. Par des personnes qui ont des gros postes et des gros comptes en banque et qui ne connaissent pas la musique. C’est devenu un business, moins de la musique. C’est en train de tuer l’industrie, la musique même… Si tu n’y connais rien en musique, comment peux-tu bosser au sommet de la pyramide sans faire de conneries ? C’est comme si tu mettais un gars qui ne sait pas nager sur une plage l’été comme sauveteur…

Pour terminer, le projet Black Radio sera-t-il une trilogie ?

Je ne sais pas ! Je n’étais même pas censé faire une suite… Le premier album s’appelle Black Radio, pas Black Radio 1 (rires). Mais les gens ont tellement aimé, et n’arrêtaient pas de demander après la sortie du premier : « Alors, la suite c’est pour quand ? ». Si la réaction de la part du public et des critiques sont les mêmes, il y aura certainement une suite. Comme Rocky : Rocky 5, Rocky 6, Rocky 7 (rires)… Jusqu’à présent, j’ai toujours été au bout de mes projets, et une suite à Black Radio 2 fait partie de ces projets…

 

Propos recueillis par Jim Zelechowski. Merci à François Arveiller.

 

Robert Glasper Experiment Black Radio 2 (Blue Note/Universal). En concert à Paris (La Cigale) le 13 mars 2014.