L’ingénieur du son et ardent funkateer Ben Kane raconte à FunkU les coulisses de Black Messiah, le troisième album de D’Angelo. Au menu :  la fraternité de studio, l’analogique roi et l’état actuel de l’industrie du disque. « Laissons parler l’art ! ».

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Funk★U : Comment vous sentez-vous un mois après la sortie de Black Messiah ?

Ben Kane : Je me sens super bien. C’était un long parcours que de travailler sur cet album. C’est génial de finalement pouvoir partager cette musique et de recevoir autant de critiques positives.

Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ?  Quel est votre parcours  professionnel ?

Je suis ingénieur du son et producteur en quête constante de création de musique inspirée. J’essaye toujours de créer de nouveaux sons susceptibles de faire ressentir quelque chose de spécial aux gens. J’ai commencé à travailler avec Russell Elevado et D’Angelo assez tôt dans ma carrière. J’ai débuté comme stagiaire aux Studios Electric Lady en 2003. J’avais 19 ans à l’époque. Je suis vite devenu ingénieur résidant à ces studios, et j’ai enregistré beaucoup de gros artistes. Je suis également devenu le premier assistant d’Elevado en studio, en travaillant sur l’album Circles de Krystle Warren, qui d’ailleurs habite aujourd’hui en France et que certains de vos lecteurs doivent connaître.  J’ai rencontré D’Angelo très tôt à Electric Lady et j’ai travaillé de nombreuses fois avec lui avant de prendre part plus sérieusement à son projet, en 2008.

Quelles sont vos inspirations musicales , vos incontournables dans votre bibliothèque musicale ?

Je suis clairement et profondément un grand amateur de musique soul et funk. Sly Stone, Stevie Wonder, Shuggie Otis, Herbie Hancock sont d’ailleurs venus pas mal de fois chez moi écouter des choses dans ma bibliothèque musicale (Je suis d’ailleurs très content et très fier de dire ça à un magazine qui s’appelle Funk★U !). Mais j’écoute de tout, du jazz à la folk, en passant par le rock. Habituellement, je gravite parmi des artistes pour qui la musique semble être inspirée par tout un tas de genres qui touchent l’âme.

D'angelo + Ben Kane

Sessions Black Messiah avec D’Angelo et Q-Tip.

Tout l’album a été enregistré en analogique.

Oui. Tout ce que vous pouvez entendre sur Black Messiah a été enregistré sur bande analogique et sur matériel d’époque sans l’utilisation d’aucun plug-in. Quelques trucs ont été travaillé avec ProTools pour de l’édit ou pour préserver nos bandes, mais on peut dire que l’analogique est roi sur cet album.

Pouvez-vous nous dire exactement qui était derrière chaque instrument sur chacune des pistes de l’album ?

J’ai divulgué ces infos sur tweeter quelques jours après la sortie de l’album. Regardez mes posts 12 days of D’Angelo sur mon compte @kanevibrations. Je voulais que tous ces musiciens incroyables avec qui j’ai travaillé soient reconnus à leur juste valeur sur ce projet.

Comment était l’ambiance de travail en studio avec Russell Elevado et l’équipe artistique ?

Le noyau créatif du projet était, pour la majeure partie du temps, D’Angelo, Russell et moi. Les autres musiciens venaient au studio selon les besoins. Il y avait une belle ambiance, nous étions tous dans un mood très positif. Nous étions un groupe de potes et on s’est bien marrés à créer et écouter de la musique ensemble.

Par quoi avez vous été étonné lors de l’enregistrement de l’album ?

En étant en studio avec tous ces génies tous les jours, vous êtes surpris en permanence par leur talent. Même si je sais de quoi Pino Palladino, Roy Hargrove ou Isaiah Sharkey sont capables, je suis toujours surpris et ce dès les premières fois où ils enregistrent : avec eux vous apprenez à attendre l’inattendu.

Que répondez vous aux critiques de l’album, notamment celles qui mettent en évidence un certain flou quant à la compréhension de certaines paroles ?  

Je pense qu’en terme de style vocal, D’Angelo a été régulier tout au long de sa carrière. Je pense que les gens ont trop eu l’habitude de ces artistes R’n’B tous semblables les uns que les autres, chantant tous avec une voix claire et des paroles parfaitement distinctes. Certes vous comprenez chaque mot, mais ils ne veulent pas vraiment dire quelque chose (comprenez par là rien d’artistique ou d’émouvant). Je ne veux blâmer personne, car beaucoup n’écrivent même pas leur propres chansons ou paroles.  Mais cela fait parti du problème.  Personne ne critique Radiohead quand on ne comprend pas tous les mots que Thom Yorke chante… L’artiste se doit de chanter juste, et D’Angelo, en ce sens, le fait très bien.
Pour Black Messiah, posez-vous avec le livret de paroles disponible en ligne sur le site internet de D’Angelo. Vous comprendrez mieux et vous verrez que ces paroles sont pleines de sens et très personnelles. D’Angelo n’a pas tout fait tout seul à ce niveau-là : Kendra Foster (sa choriste sur scène) a coécrit plusieurs chansons et Q-Tip a co-écrit « Sugah Daddy ». Peut-être ne comprenez-vous pas tous les mots à la première écoute, mais justement, c’est un peu le but. Cette musique peint la société et donne envie aux auditeurs de l’album de continuer à l’écouter pour chercher encore plus de détails, de sens et de plaisir.

Pensez vous que Black Messiah est aussi avant-gardiste que Voodoo ?

Oui. Le temps le dira. Je pense que le terme « avant-garde » est souvent utilisé après le fait et est déterminé par la manière dont les musiciens réagissent à quelque chose à travers leur propre art. J’espère vraiment que les autres peuvent relever ce défi. Mais cela ne veut pas dire copier le son. Je pense que s’il y a quelque chose qui défini D’Angelo en tant qu’artiste, c’est la façon dont il ouvre le chemin à d’autres.  Il fait son truc de son côté au lieu de réagir aux codes et aux attentes de l’industrie du disque.  Je pense que c’est avec cette approche là que l’on fait de la musique d’avant-garde et j’espère que plus d’artistes emboiteront le pas.

Un mot sur l’industrie de la musique contemporaine ?

Je sens une crise. Mais ce n’est pas seulement l’industrie de la musique, c’est le monde tout entier. Dans ma tête, je ne dissocie pas la crise qui frappe notre monde, la crise alimentaire, ou celle qui touche les populations les plus démunies, de la crise qui frappe nos artistes.  Je pense que l’état actuel de l’industrie du disque est un bel observatoire.  Nous sommes arrivés à un point où les artistes ont le pouvoir de se libérer du diktat des labels et des majors qui ont toujours bridé leur art. La démocratisation de la musique durant la dernière décennie (tout le monde peut être musicien) n’a pas forcément accouché d’un système où les musiciens sont payés équitablement pour leur art (oui, eux aussi ont besoin de manger !). Après mûre réflexion, je pense que la musique peut être sa propre solution dans cette crise globale, comme c’était le cas dans le passé. Laissons l’art s’exprimer sur les problèmes, comme D’Angelo le fait sur Black Messiah et peut-être que cela inspirera le public quant au combat contre un système qui met en avant autre chose que l’art lui-même.

Quels sont vos projets pour 2015 ?

Je suis actuellement en studio. Je finis les mix du prochain album d’Emily King et je suis aussi en plein mix pour Christian Gregory en Angleterre. Chris Dave & The Drumhedz vont bientôt sortir son album : j’assure le mix depuis deux ans maintenant. Ce n’est que le début !

Propos recueillis par Jim Zelechowski

Portrait Ben Kane : Azikiwe Mohammed

D'angelo Black Messiah cover