Fils du légendaire arrangeur Clare Fischer, Brent Fischer prolonge le travail orchestral de son père en studio et sur scène au sein du Brent Fischer Orchestra. Pour Funk★U, le compositeur multi-instrumentiste, producteur et arrangeur évoque la fructueuse collaboration entre Prince et Clare Fischer, ainsi que sa première mission Princière en 1985 sur le mystérieux « Marx Brothers Project ».
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Funk★U : En quoi consiste le travail d’arrangeur, et en quoi se distingue-t-il de celui d’un orchestrateur ?
Brent Fischer : Imaginons que vous soyez guitariste, chanteur et que vous écrivez vos propres chansons. Si vous devez les enregistrer en studio avec un groupe, chaque instrumentiste doit avoir une partie à jouer. C’est là que l’arrangeur intervient, en écrivant des parties pour le piano, la basse, la batterie et tous les autres instruments. Vient ensuite l’étape de l’orchestration, qui consiste à prolonger ces idées en assignant à chaque instrument une texture, une couleur et, dans le meilleur des cas, une profondeur émotionnelle.
Comment Prince a-t-il eu connaissance du travail de votre père ?
Trois personnes prétendent avoir fait découvrir à Prince la musique de Clare Fisher : Paul Peterson raconte que sa mère, qui était pianiste de jazz, connaissait le travail de Clare Fischer, et que Paul l’aurait faite ensuite découvrir à Prince. Susannah Melvoin dit que c’est plutôt par l’intermédiaire de son père, Mike Melvoin, un musicien de studio qui avait travaillé avec mon père, qu’elle avait introduit sa musique à Prince. David Z. Rivkin (frère de Bobby Z. ndr) dit de son côté qu’il connaissait bien les arrangements de mon père pour Rufus & Chaka Khan, Atlantic Starr et Santana, et que c’est lui qui avait conseillé à Prince d’engager mon père. Pour ma part, je pense qu’il s’agit sans doute de la combinaison de l’ensemble, et peut-être que Prince avait tout simplement remarqué la présence de mon père sur certains albums… Prince avait également une grande passion pour l’orchestration : Morris Hayes m’a raconté qu’il avait l’habitude de s’installer à la console pour décortiquer chaque instrument de l’orchestre afin de mieux comprendre leur rôle. C’est ce goût pour les orchestrations qui lui avait donné l’idée d’enregistrer l’album Kamasutra, pour lequel il avait combiné un orchestre virtuel et un orchestre réel.
Qu’était venu chercher Prince en faisant appel aux orchestrations de Clare Fischer ?
Mon père n’était pas qu’un arrangeur de jazz. Ses inspirations étaient très variées, du rock au rhythm’n’blues en passant par la musique classique, la musique symphonique, la musique latine et la pop. C’est sans doute ce qui a plu à Prince. Pour mon père, les genres musicaux n’étaient pas important. Ce qui comptait le plus, c’était la créativité.
D’un point de vue mélodique, Prince n’était peut-être pas un grand compositeur comme Paul McCartney ou Burt Bacharach, mais ses intentions, son feeling et l’originalité de ses interprétations donnaient un côté unique à sa musique…
Je vois ce que vous voulez dire, et ça me fait penser au second mouvement de la septième symphonie de Beethoven. C’est une référence en matière de musique classique, mais lorsqu’on l’analyse, on se rend compte que ce mouvement est d’une simplicité déconcertante : c’est la combinaison de tous ces petits éléments qui le rend magique. Les mélodies de Prince n’étaient peut-être pas forcément profondes, mais la combinaison de sa poésie, des textures sonores, du choix et de la manière dont il jouait de chaque instrument et de l’émotion exprimée par sa voix rendent sa musique complètement unique. Ses idées pouvaient être parfois simples, mais elles étaient toujours parfaitement exécutées.
Quel âge aviez-vous lorsque Prince a approché votre père pour réaliser ses orchestrations ?
J’avais 21 ans, mais ma passion pour la musique remonte à l’enfance. À la maison, je me réfugiais sous son piano avec mon chien et j’écoutais mon père jouer et travailler sur ses arrangements. Je me souviens l’avoir vu enregistrer avec le jazzman Cal Tjader lorsque j’avais six ou sept ans. J’ai assisté ensuite aux séances de Rufus, Santana et bien d’autres. En grandissant, mon père s’est rendu compte que je pouvais l’assister dans certaines missions. À l’époque, les groupes ne lui donnaient pas de partitions pour travailler, juste des enregistrements. Il commençait donc par relever au piano ou au clavier chaque instrument avant d’écrire ses orchestrations, ce qui lui prenait énormément de temps. J’ai démarré à ses côtés en effectuant ce travail de retranscription, et ma première mission a consisté à relever les instruments de l’album Parade.
Sur quel support aviez-vous reçu les chansons de Parade ?
Lorsque vous travaillez avec un artiste ou un groupe, l’idéal est de partir du mix le plus proche du mixage définitif de l’album afin de rassembler de la façon la plus précise possible les pièces du puzzle pour écrire orchestration. Dans le cas de Parade, Prince nous avait envoyé une simple cassette qui portait un nom de code : The Marx Brothers Project. Elle comportait les douze titres de l’album, mais quelques titres ont été ensuite modifiés, dont « Wendy’s Parade » qui est devenue « Christopher Tracy’s Parade ». Mon père a écrit et ajouté des cordes sur toutes les chansons de Parade, à l’exception de « Kiss ». En studio, nous enregistrions deux chansons par jour avec l’orchestre en suivant l’ordre du tracklisting de l’album. Au moment où nous allions travailler sur « Kiss », son assistante nous avait fait parvenir un mémo sur lequel Prince indiquait qu’il pensait que cette chanson n’avait pas besoin d’orchestrations. Une anecdote amusante : Prince avait l’habitude de nous faire régulièrement parvenir un disque d’or à chaque sortie d’album. Mon père en a reçu un pour le single de « Kiss » sur lequel il n’est pas intervenu, mais ne le répétez pas (rires) !
On nous avait également indiqué que les arrangements orchestraux allaient servir pour l’album, mais aussi pour la bande originale d’Under The Cherry Moon. Dans la bande-son du film, on peut par exemple entendre des pistes isolées de violoncelles ou de tubas, mais une scène en particulier a nécessité d’écrire un nouvel arrangement. Notre travail sur Parade était terminé, mais Prince avait besoin de 45 secondes de musique instrumentale pour les besoins du film. Mon père lui a donc demandé d’obtenir une cassette vidéo de la scène en question pour pouvoir travailler. Un soir, je suis chez mon père et quelqu’un sonne à la porte. J’ouvre la porte et j’aperçois une limousine violette garée devant la maison. Un chauffeur se tenait devant moi une cassette vidéo à la main, et il me dit : « Clare Fischer ? J’ai une cassette pour vous ». Je lui réponds que je suis son fils et que je suis au courant, mais au moment où je m’apprête à lui prendre la cassette des mains, il recule d’un pas et me dit : « j’ai l’ordre spécifique de ne donner cette cassette qu’à Clare Fischer en mains propres ! » (rires).
Quels types d’indications vous donnaient Prince en vous envoyant une chanson ?
Parfois, les cassettes étaient accompagnées d’un petit mémo : « pour cette chanson, je veux un grand orchestre sur le pont, mais l’arrangement doit être discret sur les couplets », ou bien « sur celle-là, faites ce que vous avez l’habitude de faire » (rires).
Quelle était votre réaction en découvrant que parfois, certains de vos arrangements n’étaient pas retenus dans le mixage final d’une chanson ?
Ca faisait partie du jeu depuis le début de la collaboration et cela ne nous posait pas de problème. Parfois, certains arrangements étaient mixés très en retrait, ou n’étaient pas utilisés du tout quand Prince décidait de les supprimer à la dernière minute afin de privilégier un solo de guitare ou des parties de clavier. En 2009, j’avais écrit un arrangement pour une performance TV de Bria Valente. Elle devait chanter en duo avec Prince un medley d’« Everytime » et « Elixer », que j’avais arrangés pour l’album Lotus Flower, mais l’émission a été annulée deux jours avant son enregistrement. Par ailleurs, j’ai été également très étonné de constater que la version de « Cosmic Day » orchestrée par mon père n’avait pas été retenue dans la récente réédition de Sign Of The Times…
Quelle est votre chanson préférée de Prince ?
« All My Dreams ». J’ai eu la chance d’effectuer la retranscription des instruments pour l’orchestration du spectacle symphonique 4U, si bien que j’en connais chaque détail. La construction de ce morceau est impressionnante, de la pure architecture sonique. Lorsqu’on l’écoute, on a l’impression d’assister à une métamorphose en direct. Les sections s’enchaînent, se fondent les unes dans les autres et la résolution finale est magnifique.
La légende voudrait que votre père n’a jamais rencontré Prince.
C’est exact, mais il y a une raison à cela : initialement, Prince souhaitait organiser une série d’enregistrements avec l’orchestre au moment de terminer l’album de The Family, qui a été une des grandes inspirations de la couleur musicale de Parade. Prince devait assister à la première séance, mais il a eu un empêchement de dernière minute et a dû annuler sa venue. La séance a quand même eu lieu, et nous lui avons envoyé la bande. Il a beaucoup aimé ce qu’il a entendu, et il a appelé mon père en lui disant que s’il avait été présent, le résultat aurait été différent, qu’il aurait certainement voulu modifier des choses et faire des suggestions. Avant de raccrocher, il a ajouté : « j’aime tellement ce que vous avez fait que je n’assisterai jamais à une séance d’enregistrement de Clare Fischer », et il a tenu parole, il n’est jamais venu à une seule séance de cordes.
Et vous, avez-vous rencontré Prince ?
Je l’ai rencontré en 2004, lors des Grammy Awards. Nous avions écrit avec mon père l’arrangement de son medley avec Beyoncé et je jouais des percussions dans l’orchestre. La veille de la performance, pendant les répétitions, nous avons réglé quelques petits détails ensemble. J’en ai profité pour lui dire à quel point j’avais été heureux de travailler pour lui pendant toutes ces années et il avait semblé très touché, même s’il était surtout focalisé sur sa performance du lendemain. Le jour de la performance, je le recroise et il me dit : « je sais que ton père est là, mais je ne veux pas le rencontrer. » Je me suis alors souvenu d’une histoire : en 1987, mon père avait remporté un Grammy Award pour l’album Free Fall. Prince avait envie de l’écouter, nous lui avions envoyé un exemplaire et quelques semaines plus tard, sont assistante nous a raconté qu’elle avait donné l’album à Prince, mais qu’il avait tourné la tête et refuser de regarder sa pochette, car il ne voulait pas voir le visage de mon père. Il avait en tête une image de Clare Fischer, et il ne voulait pas la trahir. Je pense que c’était quelqu’un de très superstitieux…
Le jour des Grammy Awards, mon père était installé sur un côté de la scène pour regarder la performance. Je l’avais accompagné car il avait 76 ans et des problèmes pour se déplacer. A ce moment précis, je me suis rendu compte que Prince marchait tout doucement juste à côté de nous, sans nous regarder. Il se tenait à un mètre à peine, concentré et prêt à monter sur scène devant 25 000 personnes et des millions de téléspectateurs. L’espace d’une seconde, j’ai eu envie de me tourner vers mon père et de lui dire : « Clare Fischer, je vous présente Prince », puis de me tourner vers Prince et lui dire : « Prince, voici Clare Fischer », mais je me suis retenu au dernier moment. Mon père appréciait beaucoup le respect et la confiance de Prince à l’égard de son travail. La communication entre eux était minimale, mais ça n’était pas le plus important. Cette discrétion était peut-être la raison pour laquelle nous avons pu travailler ensemble pendant 25 ans.
Propos recueillis par Christophe Geudin
Brent Fischer Orchestra Pictures At an Exhibition (Clavo Records). Disponible, informations : https://brentfischer.com/ (Crédit photo ouverture : Afshin Sahidi).