Co-auteur de quelques-uns des plus grand hits de Tamla-Motown au sein du légendaire trio d’écriture Holland/Dozier/Holland, le chanteur, parolier et producteur Lamont Dozier vient de nous quitter à l’âge de 81 ans. En 2004, cette légende de la soul donnait une interview exclusive à Funk★U. Le récit d’une vie constellée de succès intemporels pour The Supremes, The Four Tops, Martha and the Vandellas, sans oublier le légendaire « Going Back To My Roots » écrit pour Odyssey. Vers les racines de Lamont Dozier.
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Funk U : « You Keep me Hanging On », « Standing in the Shadows of Love », « Nowhere to Run », « This Old Heart of Mine »… La plupart de vos plus grands succès écrits pour Motown ont souvent pour point commun la tristesse et la solitude.
Lamont Dozier : C’est vrai. Toutes ces chansons traitent de l’amour à sens unique, mais avec une différence : je me place souvent du point de vue des femmes. Quand j’étais enfant, ma grand-mère tenait un salon de beauté dans le Michigan. Je me faisais de l’argent de poche en faisant le ménage dans le salon après les cours, et j’ai entendu un nombre incroyable d’histoires terribles racontées par des femmes abandonnées, humiliées, trahies et parfois battues. Quand le moment fut venu d’écrire, je me suis servi de tout ce matériel.
Étiez-vous conscient du décalage entre ces textes et les arrangements uptempo des tubes Motown ?
La vitesse de ces morceaux les rendaient optimistes, pleines d’espoir. On pouvait danser dessus. Les mélodies étaient tristes, mais le beat faisait le reste.
À quoi ressemblait une journée-type dans les studios de la Motown ?
On commençait la journée en pointant… Ils essayaient de réguler la créativité avec cette foutue pointeuse ! « Il est 9 heures, c’est l’heure de créer ! » (rires). Ca ne marche pas comme ça. C’était complètement absurde. Avec Eddie et Brian Holland, nous partagions un bureau ridiculement étroit, avec un piano demi-queue dans un coin sur lequel était posé un magnétophone Ampex. On fonctionnait comme une chaîne de montage automobile. J’étais chargé de composer une mélodie et des textes, que je transmettais ensuite à Brian qui mettait les choses en forme. Au final, Eddie était chargé d’apprendre les chansons aux artistes. Trois cerveaux qui n’en faisaient qu’un. Entre 1962 et 1968, on a vendu 150 millions de singles. Nous étions le team le plus populaire de la Motown, ce qui a parfois engendré quelques jalousies…
En 165, le studio de la Motown est passé d’un enregistreur 3-pistes à une console 8-pistes. Comment avez-vous accueilli cette révolution ?
Michael McLane construisait les consoles pour la Motown. Un jour, il a débarqué avec un 8-pistes à Hitsville. Les pièces venaient d’Allemagne, comme les Neumann que nous utilisions. Ca avait bien pris six mois pour récupérer tous les éléments de la console. huit pistes, c’était phénoménal, même si cela fait figure de dinosaure aujourd’hui ! Ensuite, on est passé à 16-pistes. On était dans l’espace, prêts à atterrir sur Mars !
Comment ont réagi les Funk Brothers, le groupe-maison de la Motown, devant ces avancées techniques ?
James Jamerson a abandonné sa contrebasse pour une basse Fender Jazzman. Je lui ai dit que je ne voulais pas de cette merde dans mon studio, mais j’ai changé d’avis dès que je l’ai entendu en jouer ! Les choses étaient aussi plus pratiques pendant l’enregistrement. On perdait souvent des éléments avec la contrebasse. James se branchait directement sur la console avec sa Fender, on distinguait enfin tout : le mid-range, le bottom, les aigus. Souvent, je lui dictais les lignes de basse au piano, mais il les rejouait en ajoutant des accents, des ghost notes. A la batterie, Benny Benjamin ajoutait des kicks rapides qu’il glissait dans les espaces laissés par James. On n’enregistrait jamais si Jamerson, Benny Benjamin, Robert White, Joe Messina, Eddie Willis Earl Van Dyke ou Joe Hunter n’étaient pas réunis. Ils constituaient le noyau dur des enregistrements de Holland/Dozier/Holland. Les Funk Brothers n’étaient pas seulement un groupe phénoménal, ils étaient aussi un groupe de studio phénoménal. Les nouvelles générations de musiciens ont l’air d’ignorer qu’être bon sur scène ne veut pas dire que tu es forcément aussi bon en studio. Chaque mouvement, chaque inflexion, chaque nuance doit être réfléchie et travaillée en amont.
Pourquoi avez-vous décidé de quitter Brian et Eddie Holland à la fin des années 1960 ?
Notre collaboration s’est achevée en 1968. J’ai décidé de voler de mes propres ailes en fondant le label Invictus (Parliament, Chairmen of the Board, Freda Payne, ndr…). J’ai sorti plusieurs albums solo, et j’ai enregistré « Going Back to my Roots » en 1977, qui a été un tube disco avec la version d’Odyssey dans le monde entier, surtout en Afrique du Sud ou elle est devenue une sorte d’hymne. (Il chante) « Zipping up my boots/Goin’ back to my roots… ». Joe Sample joue sur la version originale, qui dure 11 minutes. Une session extraordinaire, historique. Ce morceau est à l’origine de la house-music en Europe. Le gimmick de piano a été copié puis accéléré par des DJs.
Pensez-vous qu’une nouvelle Motown pourrait exister ?
Cette ère est révolue. Les jeunes musiciens ne font plus de recherche sur l’histoire de la musique, et ils ne réfléchissent pas non plus à la manière dont elle affecte le public. Quand on écrivait des chansons, nous cherchions à provoquer des sentiments chez l’auditeur. Nous voulions les stimuler avec des rythmes contagieux et des textes dans lesquels ils pouvaient s’identifier. Notre travail était psychologique avant tout.
Propos recueillis par Christophe Geudin