Le chanteur et poète Trinidadien a délaissé le calypso et son Spasm Band au profit du groove subtil de Meshell Ndegeocello. Ensemble, ils ont écrit un disque envoûtant, pas loin du concept album qui aurait pris le temps pour sujet d’étude et la soul-jazz-pop comme terrain de jeu. Récit des coulisses d’un des albums de l’année.

Anthony+Joseph+TimeFunkU : Time a l’air d’être moins influencé par l’afrobeat que vos précédents disques.

Anthony Joseph : Les gens ont tendance à associer l’Afrique au rythmes africains. Time n’est pas moins influencé par l’Afrique que les précédents, au contraire. Mais c’est vrai qu’il y a moins d’afrobeat et de calypso. Cependant, certains des rythmes et des mélodies qu’a composés Meshell viennent profondément de l’Afrique noire et de la tradition afro-caribéenne. Le morceau « Time » est comme une hymne. C’est peut-être moins évident que sur les précédents. Meshell a dû écouter ce que j’avais fait avant et a certainement voulu mettre les choses en suspension. « Michael X » est aussi pétri de percussions et de rythmes afro.


Lui-avez vous donné des indications sur ce que vous vouliez ?

Non, absolument pas, je lui ai laissé le champ libre. Elle m’envoyait des trucs et me demandait ce que j’en pensais, et ça m’allait. J’ai toujours eu envie de travailler avec Meshell. Il y a vraiment une infinité de choses qu’elle m’a envoyées et qui ne m’ont pas totalement convaincues. J’aime tellement sont travail, je savais qu’elle allait faire des choses bien.

Comment en êtes-vous venus à travailler avec Meshell ?

C’était un rêve depuis longtemps ! Je suis son travail depuis le début, j’ai toujours été un grand fan, j’aime surtout son deuxième album Peace Beyond Passion (1996, ndr.), il me fait encore pleurer de temps en temps. Je n’ai pas eu l’occasion de la rencontrer à l’époque, je l’avais seulement vue en concert quelques fois. Et puis on s’est retrouvé sur le même label, Naïve, et on s’est rencontré à Paris. C’était assez marrant : je faisais une interview chez Naïve, elle est venue me voir pour me dire ‘je voulais juste te dire bonjour, j’avais envie de te rencontrer parce que j’aime vraiment ton travail’, je me suis excusé auprès du journaliste et j’ai été discuter avec elle ! Nous avons commencé à correspondre, puis un jour je lui ai demandé si ça lui disait de produire quelques morceaux pour mon prochain disque. Elle a accepté, mais elle ne voulait pas travailler avec tout le Spasm Band, elle m’a dit ‘je veux travailler avec toi et ta poésie’, j’ai du prendre la décision de dire ‘salut’ aux gars.

Comment ont-ils réagi ?

Ça n’a pas été facile. Chaque personne a réagi différemment, car chacun s’est investi différemment dans le groupe. Chacun a son propre ressenti et une relation particulière avec moi et avec les autres musiciens. Ça a été dur pour certains, d’autres l’ont accepté plus facilement. Mais d’une manière générale, tout le monde s’est accordé pour dire qu’il était nécessaire pour moi de le faire, car c’était bon pour ma carrière, et ils l’auraient fait s’ils avaient été à ma place. Mais je n’ai pas mis les voiles d’un coup, ça a été un processus long, qui a duré un an. Je leur ai dit ‘j’enregistre un disque avec Meshell, il sortira dans un an. Je vais tourner avec vous encore un an, puis je tournerai avec le projet de Meshell, il y aura un moment où je ne pourrais pas vous donner de travail, et ça pourrait être un peu long’, ils étaient avertis.

Malgré le tempo lent du disque, vous avez réussi a garder un groove très présent, ce qui ne doit pas être évident.

C’est le travail de Meshell, elle a composé et arrangé toute la musique, c’est sa vibe. L’album s’appelle « Time » car elle manipule le temps, le rythme. Ce groove, c’est comme être sur un bateau et tanguer, et ça vous donne l’impression d’y être coincé. Ça groove, oui, mais ça ne vous laisse pas devenir complètement fou.

Comment imaginez-vous Time sur scène ?

Je pense que ça va surprendre beaucoup de gens. J’avais peur que le public soit déçu de ne pas pouvoir danser, ce disque est tellement calme. Mais en fait, en répétition pour le live, avec un vrai batteur et un vrai bassiste, ça devient très puissant et très rock. Très lourd. Ça ne sonnera pas comme sur le disque, qui est une expérience d’écoute. Le live sera une autre expérience, les gens danseront peut-être autant qu’avant, mais pas avec cette sorte de rayonnement tropical. Il y a moins de calypso et de funk, mais c’est un disque très physique. Même les morceaux les plus calmes trouvent une nouvelle énergie sur scène.

Vous allez être sur scène avec Meshell ?

Non, je ne crois pas. Je pense qu’elle aimerait qu’on joue ensemble, mais ça risque d’être compliqué. Elle pourrait faire des chœurs, mais quoiqu’il arrive, il faudrait que ce soit son groupe, et que je vienne en tant qu’invité. Je ne pourrais pas l’inviter sur scène alors que je joue sa musique avec mon groupe. Je ne pense pas que ça marcherait.

Pourquoi avez-vous enregistré l’album à Paris ?

J’aime enregistrer à Paris parce que je m’y sens isolé. Je n’y vis pas, je ne parle pas français, donc c’est un peu comme si j’étais sur une autre planète. Je peux m’enfermer dans un autre monde pour une semaine et je peux travailler dans un environnement isolé. Pour enregistrer de la musique, je pense que l’isolement est nécessaire, ça permet la concentration.Et il y a de très bon studios à Paris. Question de Son (où a été enregistré Time, ndr) est vraiment un studio fantastique et le quartier où il s’y trouve est très inspirant. Il y a le New Morning à côté, il y a de bonnes ondes.

Vous avez travaillé à distance avec Meshell, c’est un processus qui doit modifier les rapports entre musiciens…

En effet, et il y a des moment où j’aurais aimé que nous puissions nous parler en tête à tête pendant quelques heures, mais c’était impossible, nous étions chacun en tournée. Donc nous avons dû faire avec les moyens du bord. Je pense qu’il est bon de s’imposer des restrictions de ce genre, parce que si on a trop de temps, les problèmes peuvent prendre de l’ampleur au lieu de se résoudre. Notre label nous a dit ‘vous avez cinq jours’ et on l’a fait en cinq jours. C’est possible avec des gens vraiment talentueux, donc je n’avais aucun doutes avec Meshell. Si ça avait été quelqu’un d’autre, j’aurais peut-être plus paniqué. Mais avec elle, je savais que ça allait le faire, même avec un délais imposé. Et puis on s’est parlé au téléphone, on s’est envoyé des e-mails régulièrement, j’ai senti sa présence, j’ai senti qu’elle était avec moi. Je lui envoyais des textes tous les jours, elle pouvait mettre quelques jours à répondre, mais elle me disais toujours ce qu’elle aimait, ce qu’elle voyait, elle me chantait des lignes…

Était-ce important pour vous que Meshell soit aussi une chanteuse et une musicienne ?

Oui, définitivement. Je n’aime pas les producteurs qui s’assoient dans un coin de la pièce et qui se contentent de dire ‘essaie ceci, refais cela’. J’aime que la personne qui m’accompagne joue les choses pour me montrer ce qu’elle veut. C’est très important. Surtout pour une personne comme Meshell, qui a une approche très particulière de la musique et une manière bien à elle de jouer de la basse. Quand elle vous produit, vous avez son son et son énergie. Si vous travaillez avec un producteur qui ne connaît pas bien votre travail, ça risque aussi d’être un problème. Malcolm Catto, qui a produit Rubber Orchestras, est un bon ami, un super producteur et un très bon batteur, mais il ne nous avait jamais entendu jouer en live. Je pense que s’il nous avait vu sur scène, il aurait pu mieux capturer l’énergie du groupe.

Avec qui d’autre aimeriez-vous travailler ?

Pour ce disque, ça n’aurait pu être personne d’autre que Meshell. Sinon, j’aimerais travailler avec Tricky, au moins sur un ou deux morceaux. C’est un génie. Sinon, Rick Rubin, comme tout le monde. C’est un magicien ! Danger Mouse, aussi. Je ne suis pas très branché techno et électro, donc je ne connais pas vraiment tous les nouveaux producteurs.

En écoutant votre album, impossible de ne pas penser à Gil Scott-Heron.

« Hustle to Live » est un hommage à « The Bottle » et à ce qu’il a fait dans les années 1970. Le morceau parle des même choses : les gens dormant dans la rue, qui se battent pour survivre, qui pensent à un futur dans lequel ils auraient beaucoup d’argent.

Magik Malik joue de la flûte sur le disque, le connaissiez-vous avant de l’embaucher ?

Je connaissais son travail, et il est venu nous voir jouer à Anvers. Mon manager le connaissais. Meshell cherchait un flûtiste, c’était la bonne personne. Il est très humble, très calme. On devrait jouer ensemble sur quelques dates cette année. Tous les musiciens qui jouent sur Time sont super, ça a été un plaisir de travailler avec ces gens, avec qui je n’avais jamais travaillé auparavant.

Vous êtes aussi professeur à l’Université, en Angleterre. Quels sont les points communs et les différences entre vos deux professions ?

Ce que je vais dire va faire controverse, mais pour moi, enseigner est une performance. Cela fait maintenant longtemps que j’enseigne et la conclusion que je tire de cette expérience est que j’arrive à transmettre en tant que professeur car je vois mes cours comme des performances. Je prépare mes cours comme des concerts. Je bouge, j’interagis avec mes étudiants durant mes cours, je n’essaie pas seulement de leur inculquer des choses, j’essaie de les convaincre qu’ils savent déjà faire ce que je leur enseigne. Je leur apprend l’écriture, mais ils savent écrire avant de me rencontrer. Il faut juste renforcer leurs convictions. Comme en musique, on fait retrouver aux gens des choses qu’ils ont déjà en eux : la joie, la peur, la tristesse… la performance, c’est ça.

Propos recueillis par Noé Termine

Anthony Joseph Time (Heavenly/Naïve). Disponible.