Afrodeezia, le nouvel album de Marcus Miller (et son premier pour le label Blue Note), propose un voyage musical entre l’Afrique, l’Amérique latine, les Caraïbes et les États-Unis. Le bassiste légendaire dévoile son nouveau projet à FunkU tout en commentant une sélection groovy personnalisée (Robert Glasper, Prince, The Temptations, D’Angelo…). Interview/blind-test en compagnie d’un artiste aussi décontracté qu’engagé.

 

 

FunkU : Afrodeezia, votre nouvel album, marque vos débuts sur le label Blue Note. Qu’est ce que ça vous inspire ?

Marcus Miller : C’est génial. Blue Note est un label légendaire et c’est super de faire partie de la famille. Ils produisent des choses intéressantes aujourd’hui. Blue Note a le vent en poupe avec des artistes qui eux aussi sont géniaux et dont beaucoup sont des amis, comme Robert Glasper ou Gregory Porter. Don Was, le producteur de l’album, connaît très bien la musique et la basse. C’est vraiment super d’être capable de communiquer avec lui car il connaît bien les musiciens, on a bon très bon feeling tout les deux, on se connaît depuis 30 ans. Il avait un groupe qui s’appelait Was (Not Was), ils venaient de Detroit, j’ai d’ailleurs joué sur leur premier album…

Pouvez-vous décrire votre album en seulement deux mots ?

 Voyage musical. Mon album est l’histoire du voyage de mes ancêtres. Il commence en Afrique de l’Ouest, pour aller ensuite en Amérique Latine, aux Caraïbes, pour enfin se terminer aux Etats-Unis. D’abord le sud, puis les grandes villes du Nord des Etats-Unis. Du coup, c’est un vrai voyage. Je suis engagé, je suis aussi porte-parole du Slave Route Project de L’UNESCO. Il est question, avec ce projet, de raviver l’intérêt des gens sur l’histoire de l’esclavage et de célébrer la capacité de l’homme d’outrepasser l’esclavage. Je voulais faire une version musicale de ce programme. Donc, j’ai cherché des musiciens du Sénégal, du Mali, du Brésil, de la Trinité, de la Nouvelle Orleans, Detroit, Chicago et New York. C’est une belle histoire.

Marcus+Miller+Afrodeezia+Album

Marcus Miller « I Can’t Breathe » (Afrodeezia, Blue Note, 2015)

Avec ce titre, vous voyagez. Vous partez du Mali, puis au Maroc, vous traversez l’océan direction le Brésil. Vous avez une touche de musique caribéenne, et enfin le funk et le hip-hop américain. C’est la dernière chanson que j’ai enregistré pour Afrodeezia. J’étais supposé avoir fini l’album. En décembre, Blue Note m’appelle et me demande si l’album est terminé. Je leur réponds que je suis en plein mix. On avait une télé au studio, et un jour, en regardant les news, on tombe sur l’affaire Eric Garner et on se rend compte que la situation devient de plus en plus tendue pour les Afro-Américains. J’ai commencé à écrire cette chanson et j’ai appelé Chuck D. de Public Enemy. Il se trouve qu’il était sur l’autoroute qui passait juste à côté du studio. Il a pris la première sortie et nous a rejoint. On a enregistré la chanson en deux jours. Cette chanson est le reflet de la société américaine à ce moment-là. On a mis cette chanson en dernier dans le tracklisting, c’était comme une évidence, comme le point final de l’histoire, ou en tout cas le point final de l’histoire à ce moment présent. Car l’histoire continue sans cesse de s’écrire. Aujourd’hui, les Etats-Unis doivent faire face à leurs problèmes. Cette situation aux États-Unis n’est pas nouvelle. Quand j’étais gamin, mon père me répétait sans cesse « Fais gaffe avec la police, si tu es noir, tu peux avoir des problèmes ». La seule différence est qu’à l’époque, il n’y avait pas de téléphones portables, pas de caméra. Aujourd’hui, tout le monde à un smartphone, tout le monde est connecté. Dès qu’il y a une altercation, les gens autour dégainent leur portable, filment et mettent ça sur les réseaux sociaux, c’est instantané.

Robert Glasper « Ah Yeah » (Black Radio, Blue Note, 2012)

 Je ne connais pas cette chanson (rires) ! Non, c’est trop facile : Robert Glasper, Chris Dave, et… Musiqsoulchild. J’adore Musiqsoulchild et Robert Glasper. Ce type est génial, fou mais génial. Son projet Black Radio est fantastique : ramener le R&B sur le devant de la scène avec de très belles couleurs. J’aime beaucoup le titre avec Erykah Badu sur Black Radio 1, et aussi celui avec Lalah Hathaway, elle a d’ailleurs gagné un Grammy pour sa reprise de « Jesus Children of America » sur Black Radio 2.

Lalah Hathaway feat. Snarky Puppy « Something » (Family Diner Vol.1, Ropeadope, 2013)

Cette version-là est magique. J’adore quand Sput, le batteur, tombe de son siège lorsque Lalah fait son truc avec les trois voix à la fois (rires). C’est une grande collaboratrice. Elle a fait beaucoup de choses avec moi, avec Robert Glasper, Snarky Puppy… Elle comprend parfaitement les choses et peut faire tout ce qu’elle veut avec sa voix, c’est un ovni. Le fait qu’elle ait gagné deux Grammies pour des collaborations n’est pas anodin. Mais cela a pris du temps. Imaginez qu’elle a commencé en 1991, cette chanson-là figure sur son premier album. Il a fallu presque 25 ans pour que les gens comprennent le talent de cette chanteuse ! Mieux vaut tard que jamais… Les Snarky Puppy font aussi un superbe travail. Il remettent au gout du jour la fusion et la musique instrumentale, ce qui est cool car ils ont tellement de possibilités : ils combinent funk, jazz, rock… Je les adore car au fond, c’est un peu ce que je fais aussi (rires).

D’Angelo « The Charade » (Black Messiah, RCA, 2014)

Questlove à la batterie, Pino Palladino à la basse, D’Angelo au chant, le trio de choc. J’ai écouté l’album juste une fois. Je pense qu’il me faudra au moins 50 écoutes avant de me prononcer. À entendre les paroles, tout le monde est affecté par la situation actuelle. C’est le début d’une nouvelle ère. C’est bien, car tous les artistes commencent à s’unifier et à regarder dans la même direction… J’ai entendu parler de la performance de Pharrell Williams aux Grammies, une performance très engagée, avec les danseurs levant leurs mains en l’air comme s’ils étaient face aux forces de l’ordre. C’est comme dans les années 1960, et si cette musique avait un tel écho politique à l’époque, c’est parce que tout le monde se sentait concerné par la même chose. Dans les années 1980, les gens se sont concentrés sur d’autres choses plus futiles, l’argent, eux-mêmes. Mais aujourd’hui, nous sommes en train de nous concentrer sur quelque chose de plus créatif qui va se répercuter sur la musique. Ce nouvel album de D’Angelo sonne comme s’il avait été réalisé deux ans après Voodoo, à l’exception des paroles qui sont clairement actuelles. Ce type a changé la musique, il a changé le R&B avec juste un seul album. Tout le R&B produit après Voodoo a été influencé par cet album. Dans un certain sens, D’Angelo n’avait pas réellement besoin de sortir un autre album très rapidement. Black Messiah sonne déjà comme un futur classique !

Marcus Miller

 

Prince « Can I Play With U ? » (Unreleased, 1985)

(Étonné) Ou avez-vous trouvé ça (rires) ? Miles Davis, à cette époque, cherchait à collaborer avec Prince. Avant de faire Tutu, Miles venait de signer un gros deal avec Warner. Il voulait quelque chose de différent. Donc, il a bossé avec beaucoup de personnes et de producteurs différents, histoire de trouver quelque chose de nouveau. Il a réuni Larry Blackmon, George Duke etc. Ils m’ont appelé un jour et m’ont demandé si j’avais des idées pour Miles. Je suis arrivé en studio avec deux chansons, « Tutu » et « Portia ». Ils ont aimé les titres et m’ont rappelé pour me dire qu’ils voulaient que je termine et produise entièrement l’album et qu’ils aimaient ma direction artistique. Quand Prince nous a envoyé « Can I Play With U ? », j’ai halluciné. Quelques jours plus tôt, je venais d’écrire « Full Nelson », et « Can I Play With U ? »  devait être la transition. Miles m’a demandé de mixer le titre, mais Prince a trouvé que ce titre trop différent des autres morceaux de l’album, que cela manquait d’homogénéité. Donc Miles ne l’a finalement pas inclus dans l’album (« Can I Play With U » figure toujours sur le master d’origine de Tutu dans les coffres de Warner, ndlr.). Dans ce titre, on peut entendre le son caractéristique de Tutu avec les longues nappes de clavier, entres autres. Prince est un bassiste génial. Dès son premier album, j’ai beaucoup appris de lui. J’ai appris comment faire pour qu’une ligne de basse épouse parfaitement le mix d’un morceau en jouant avec beaucoup d’attitude, parfois laidback, parfois upfront, très funky en fait. Prince possède vraiment une patte personnelle à ce niveau-là, une « attitude ».

Plus de 30 ans après vos premiers enregistrements et après une carrière aussi longue, votre vision de l’industrie du disque a-t-elle changé ?

L’industrie de la musique a vraiment changé, ma vision aussi car son mode opératoire a également beaucoup changé. Avant le milieu des années 1990, tu jouais dans les clubs en espérant que les gens des maisons de disque viennent te chercher et te disent « je vais faire de toi une star, je vais investir sur toi ». Aujourd’hui, les gens des maisons de disque ne viennent plus te voir jouer, c’est toi qui va les démarcher dans leurs bureaux. Et quand tu décroches un rendez-vous, ils regardent le nombre de fans et de followers que tu as sur Facebook et Twitter et ils te demandent combien d’exemplaires de ton premier album as-tu vendu par toi-même. Si tu as la bonne réponse à ces questions, ils te signeront peut-être. L’artiste doit tout faire seul de nos jours.

The Temptations « Papa Was A Rolling Stone » (All Directions, Motown, 1972)

C’est la version longue ! Cette ligne de basse est vraiment une des lignes de basse les plus mémorables de l’histoire de la musique. Bob Babbitt joue cette ligne sur le titre original. Il avait commencé à bosser pour la Motown en 1970. J’ai choisi de reprendre ce titre dans mon album parce qu’il incarne réellement la ville de Detroit dans les années 1960-70. C’est une des mes chansons préférée du répertoire de la Motown, avec une atmosphère très particulière, très dramatique en fait. J’adore l’histoire que cette chanson raconte, celle d’un type qui veut en savoir plus sur son père très mystérieux et solitaire, qui file en douce le soir. Sur Afroddezia, je joue des lignes de basse funky, des lignes de basse africanisantes et aussi des choses plus New Orleans. Tout ce voyage musical devait se terminer avec « Papa Was a Rolling Stone » avant que je ne compose « I Can’t Breathe », car c’est le point final de l’histoire à l’heure où nous parlons. Pour combien de temps ? Je ne sais pas… Au fait, vous ne m’avez toujours pas dit où vous avez trouvé la chanson de Prince et Miles ?

Interview : Jim Zelechowski. Photos : Sabrina Mariez

Marcus Miller Afrodeezia (Blue Note/Decca/Universal). Sortie le 16 mars. Marcus Miller en concert à Paris (Olympia) le 13 avril.

Marcus Miller