Le 21 août, le mirifique coffret The RCA Victor & T-Neck Album Masters (1959-1983) propose un généreux passage en revue de la carrière des Isley Brothers sur 23-CDS. En exclusivité pour Funk★U, le légendaire guitariste Ernie Isley et Chris Jasper, clavieriste et compositeur des plus grands succès des Isley Brothers dans les années 1970 et 80, retracent l’histoire de « l’autre » grande famille du funk.

Funk★U : On dit souvent qu’il existe deux grandes familles dans l’histoire de la soul/funk : les Isley Brothers et Sly and the Family Stone.

Chris Jasper : C’est vrai, sauf que nous faisions vraiment partie de la même famille alors que Sly n’avait que son frère et sa sœur dans le groupe ! Je me souviens très bien de la première fois où j’ai entendu « Thank You (Fallentinme Be Mice Elf Agin)  ». C’était un vrai choc. Beaucoup de musiciens se sont demandé comment ils allaient pouvoir suivre un truc pareil. C’était la panique (rires) !

 

Les Isleys Brothers ont été fondés par vos frères aînés et cousins O’Kelly, Rudolph et Ronald en 1954. Qu’avez-vous apporté au son des Isley Brothers lors de votre arrivée dans le groupe au début des années 1970 ?

Ernie Isley : J’ai commencé à jouer de la batterie avec mes frères à l’âge de 14 ans. C’était à Philadelphie et leur batteur venait juste de les quitter. C’était mon premier show, et ce soir-là, j’ai aussi joué avec Martha and the Vandellas qui étaient à la même affiche. Entre les deux concerts, mon grand frère Kelly m’a donné 50 dollars pour que j’aille m’acheter un hot-dog. Je portais encore ma tenue de scène lorsque je suis sorti des backstages. Derrière la porte, il y avait un tas de filles de mon âge qui hurlaient mon nom comme si j’étais un Beatles !  Après ça, j’ai eu envie de déménager à Philadelphie, car les filles de mon école du New Jersey ne réagissaient pas du tout comme ça quand elles me voyaient (rires). C’était ma première apparition avec les Isley Brothers, et ma première séance d’enregistrement a eu lieu en 1968. J’ai joué de la basse sur « It’s Your Thing ». Au départ, j’étais censé être le deuxième batteur sur cette séance, mais juste avant la session, j’ai suggéré une partie au bassiste. Il a finalement joué ce qu’il avait en tête, mais mes frères ont préféré ma partie à la sienne et c’est la mienne qu’on entend sur le disque. J’avais 16 ans.

Chris Jasper : Je jouais des claviers depuis mon plus jeune âge et j’avais également suivi une formation classique à la Julliard School de New York, ce qui m’a ouvert très tôt les portes de la composition. J’ai donc été impliqué dans la composition et dans les arrangements dès mon arrivée dans les Isley Brothers. Par la suite, j’ai été amené à enregistrer des titres que j’avais écrits entièrement en solo, comme « Let Me Down Easy », « Love Put Me On the Corner », « Highways of My Life », « Showdown », « Go All the Way »… J’en ai composé des tas pour le groupe.

Ernie Isley : J’ai ajouté un nouvel élément à la musique des Isley Brothers en étant simplement un musicien. Notre père voulait que nous soyons musiciens, sachant que nos grands frères étaient déjà tous chanteurs. Ils ne jouaient pas d’instruments. Marvin, moi-même et mon cousin Chris, qui était le beau-frère de Rudolph, sommes donc arrivés avec nos instruments et tout a changé. Marvin jouait de la basse, Chris du piano et moi de la guitare. Au lendemain de ma première séance, j’ai joué de la guitare douze-cordes sur « Love the One You’re With », puis toutes les guitares de « Work to Do », six-cordes, douze-cordes, électrique… Pour revenir à la question, notre arrivée a transformé les Isley Brothers en véritable groupe.

Isley

De gauche à droite: Rudolph Isley, Kelly Isley, Ronald Isley, Chris Jasper, Marvin Isley et Ernie Isley.

Chris, Vos intros font aussi partie de la légende des Isley Brothers, comme celle de « Work To Do » par exemple.

Chris Jasper : Cette chanson a été enregistrée bien avant notre arrivée « officielle » dans le groupe avec Ernie et Marvin, mais j’ai joué l’intro de piano et c’est une de mes premières participations notables auprès des Isley Brothers alors que j’étais encore au lycée… A l’époque, j’avais été très impressionné par les longues introductions d’Isaac Hayes sur Hot Buttered Soul, c’est pour cette raison que certains titres des Isley Brothers dépassent souvent les cinq minutes.

 

Ernie, d’où vient votre son de guitare si caractéristique ?

Ernie Isley : J’ai toujours essayé de retranscrire les sons que j’entendais dans ma tête. En 1972, nous étions en train d’enregistrer l’album 3+3 à Los Angeles. Avant d’enregistrer « That Lady », je me suis rendu dans un magasin d’instruments sur Sunset Boulevard. On m’a montré plusieurs « jouets », dont une Fuzz Box et un phaser Meastro. J’étais venu avec une Stratocaster et un petit ampli. J’étais donc dans ce magasin quand j’ai joué la partie rythmique et le lead pour la première fois. Personne ne me prêtait attention, mais je savais que je venais de trouver quelque chose d’intéressant. Le soir, au studio, j’étais impatient de montrer cette trouvaille à mes frères, mais je n’avais pas la fameuse pédale avec moi. Les ingénieurs du son m’ont dit que ce n’était pas la peine d’acheter cette pédale et qu’on pouvait me la prêter le lendemain. Le soir suivant, la pédale est là. Je me branche et dès la première note, tout le monde est stupéfait. J’ai joué sans m’arrêter et à la fin de la prise, tout le monde était surexcité. De l’autre côté de la vitre du studio, chacun avait l’air momifié, comme si personne n’avait cligné de l’œil pendant 25 minutes (rires) ! J’ai hurlé « repassez le morceau ! » et tout le monde est devenu dingue. Ce n’était pas Jimi Hendrix, Carlos Santana, Eric Clapton ou Jeff Beck. C’était quelque chose d’entièrement nouveau. On m’a demandé ensuite de faire une deuxième prise pour laisser de la place à la partie vocale de Ronald. Les ingénieurs du son m’ont dit qu’on pouvait sortir cette version instrumentale telle quelle et obtenir un énorme hit. Une fois cette deuxième prise en boîte, je me suis rendu compte qu’elle n’était pas aussi bonne que la première, mais c’est finalement cette deuxième prise qu’on entend sur la version finale de « That Lady ».

Les Isley Brothers étaient composés de six membres. Comment vous partagiez-vous la tâche ?

Chris Jasper : A partir de notre arrivée dans le groupe, la plupart des chansons ont été écrites par Ernie et moi. Marvin a également contribué ici et là, mais une fois que les titres étaient mis en boîtes, Ronald venait chanter le lead en studio et les autres enregistraient leurs harmonies. Il nous arrivait aussi de faire les chœurs avec Marvin et Ernie, mais notre rôle consistait surtout à composer la base des titres. Tout partait de notre travail.

 

On trouve aussi beaucoup de reprises de standards pop dans vos albums. Qui choisissait ces titres signés Todd Rundgren, Stephen Stills ou James Taylor ?

Chris Jasper : La plupart du temps, c’était le choix de Ronald. Dès qu’il aimait une chanson, il venait au studio de répétition et il nous disait, par exemple « hey, je viens d’entendre une super chanson de Todd Rundgren qui s’appelle « Hello It’s Me ». Vous la connaissez ? ». A partir de là, Ronald se mettait à chanter le titre a capella et mon rôle consistait à trouver les accords et les arrangements correspondants. Souvent, il m’arrivait de les modifier pour les adapter aux idées harmoniques de Ronald. C’était comme ça qu’on travaillait ces reprises en règle générale.

 

Dans l’album Givin’it Back, vous reprenez « Machine Gun » de Jimi Hendrix couplé au « Ohio » de Crosby, Stills, Nash & Young. Qui a eu cette idée ?

Ernie Isley : Je ne sais plus qui a eu l’idée… Nous avions eu envie de reprendre « Ohio », et lors de la session, on s’est rendu compte que « Machine Gun », qui venait de sortir sur l’album Band of Gypsys, collait parfaitement du point de vue des harmonies et du texte. Reprendre Jimi Hendrix et Crosby, Stills, Nash & Young, c’était aussi un moyen pour nous d’échapper à la catégorisation musicale. D’autres artistes avaient déjà repris nos titres, comme c’était le cas pour « Shout ! » et « Twist and Shout ». Il nous paraissait normal de réinterpréter à notre tour des chansons qu’on aimait bien, que ce soit « Hello It’s Me » de Todd Rundgren ou « Lay, Lady Lay » de Dylan.

Dans le coffret The RCA Victor & T-Neck Album Masters, on trouve un album live inédit enregistré au Bearsville Studio en 1980. Quel est l’histoire de cet album ?

Chris Jasper : On a commencé à enregistrer à Bearsville en 1977, pour l’album Go For Your Guns, et nous y sommes restés jusqu’à Between the Sheets, en 1983. On a dû produire six ou sept Isley boxalbums là-bas. J’ai plein de souvenirs de cet endroit… Nous avions l’habitude d’enregistrer dans ce studio où avait l’habitude de travailler, entre autres, Todd Rundgren. Il y avait un appartement à l’étage, et c’était là que nous vivions la plupart du temps. L’avantage, c’est qu’on pouvait aussi y résider pendant plusieurs semaines avec tout le confort sans être parasité par le monde extérieur. Si je me souviens cette soirée de 1980 ? Bien sûr, nous étions en feu ce soir-là !

Ernie Isley : À l’époque, nous travaillions en même temps sur l’album Go All the Way et sur un projet de disque live. CBS, notre label, a préféré qu’on publie l’album studio. On a donc rangé ce concert dans un tiroir et on l’a oublié pendant plus de trente ans ! C’était une soirée spéciale, nous étions en grande forme et c’était une approche différente pour les Isley Brothers, car nous étions libres de rallonger considérablement les titres présents sur les albums studios. Cet album live est une bonne découverte, je suis sûr que les fans vont apprécier.

 

Y-avait-il un esprit de compétition entre vous et les autres grands groupes soul-funk de l’époque comme Parliament-Funkadelic, Sly and the Family Stone ou Earth Wind & Fire ?

Ernie Ronal Isley

Ronald et Ernie Isley

Ernie Isley : Pour nous, la compétition se résumait à une seule question : qui avons-nous en face de nous ? La réponse était : Elton John, Fleetwood Mac, Bob Dylan, Janis Ian, Stevie Wonder, Marvin Gaye, War, Earth Wind & Fire, Philadelphia International, The O’Jays, Teddy Pendergrass, les Eagles, Peter Frampton… Go For Your Guns est sorti en meme temps que la bande originale de Saturday Night Fever, Frampton Comes Alive et Rumours de Fleetwood Mac. La compétition consistait à les écouter pour voir ce qu’ils contenaient, c’est tout. Un jour, j’ai croisé Mick Fleetwood, qui m’a dit qu’il venait d’écouter Go For Your Guns, et il s’est mis à me chanter les paroles de « Climbing Up the Ladder ». En retour, je lui ai répondu que je venais d’écouter Rumours et je lui ai chanté les paroles de « Don’t Stop » (rires) ! Ca résume bien cette époque, chacun écoutait les disques des autres. On les écoutait tous, et on savait que les autres nous écoutaient aussi. Une autre fois, j’avais discuté avec l’ingénieur du son des Bee Gees, qui m’a expliqué qu’ils étaient raides dingues de notre musique. Nous faisions tous partie du même univers…

Les Isley Brothers se sont séparés à cause de différents financiers en 1983. Quel est le statut actuel du groupe ?

Ernie Isley : Je tourne toujours avec Ronald sous le nom des Isley Brothers. À la fin du mois, nous allons jouer à Detroit avec Aretha Franklin, puis en Amérique du Sud. Nous ne sommes pas venus en Europe depuis très longtemps. Nous étions censés venir en Europe cet été, mais nous espérons venir l’an prochain pour donner quelques concerts en Angleterre, en Hollande et en Allemagne. La France ? Ce n’est pas encore prévu, mais qui sait…

Propos recueillis par Christophe Geudin

 

Chris Jasper, nouvel album The One (Gold City Music) disponible sur www.chrisjasper.com

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