Tony Allen vient de nous quitter à l’âge de 79 ans. Fin 2014, le batteur de légende publiait Film of Life, un album teinté – évidemment – d’afrobeat, mais également de pop et autres musique actuelles. Nous avions rencontré Tony Allen pour évoquer ce nouveau disque, mais aussi son rapport à un genre qu’il a contribué à créé, au funk, et à Damon Albarn, son frère musical.
Funk★U : Votre nouvel album s’intitule Film of Life, c’est une sorte de biographie en musique ou un clin d’œil à tous les biopics qui sortent ces dernières années ?
Tony Allen : Ce disque s’intitule Film of Life pour les raisons suivantes : j’ai traversé beaucoup de choses, différents courants musicaux, mes albums solo ont été faits dans des genres différents, de manière différente. Le champ musical en lui-même, ce qu’il faut pour être musicien, ce que j’ai enduré, les hauts et les bas, les zig-zags et tout ça… ce n’est pas une situation stable. C’est comme un film. Mon livre est aussi à propos de cela. C’est un film. Je ne regarde pas les films musicaux, ça ne m’intéresse pas. Ce disque est à propos de ma propre vie. Ma vie est un film.
Le titre suggère que ce disque pourrait être votre dernier.
Non. Sur le disque, il y a un morceau intitulé « Movin’ On ». Comment cela peut être mon dernier ? Cela signifie que ça ne s’arrêtera pas. Il n’y a pas de fin. Tant que je serais là, je continuerai. Il faut évoluer : c’est ce que j’ai fait depuis mon premier album jusqu’à celui-ci. Et il y a encore plein de chemins à explorer.
Même si vous abordez plusieurs styles musicaux, l’afrobeat reste très présent dans votre travail. Pensez-vous que vous avez encore quelque chose à apporter à ce genre ?
Je n’ai plus rien à y apporter, si ce n’est d’apprendre aux autres comment le jouer. Beaucoup de groupes se revendiquent de ce style mais ne le jouent pas correctement. Il faut que je puisse le répandre pour qu’il y ait des gens capables de faire perdurer le genre. Il faut qu’ils comprennent comment la batterie fonctionne, qu’ils maîtrisent la technique. La batterie afrobeat ne ressemble à aucun autre genre de jeu. Je fais des masterclass avec des professionnels ; ils n’arrivent pas à jouer le pattern basique – je ne parle pas de quelque chose de trop élevé – ce n’est pas simple pour eux. Il faut que je leur apprenne comment faire. Il y a deux patterns, si vous les maîtrisez, alors vous serez capable de jouer de l’afrobeat. Avec n’importe quel groupe. Car vous détiendrez les clés. Il y a énormément de batteurs qui veulent jouer de l’afrobeat. C’est une discipline complètement différente. Et il faut que je les rencontre, que je leur montre. La seule autre option possible serait un DVD. Mais il faut être attentif, on ne peut pas faire autrement.
Vous aviez la même démarche quand vous appreniez la batterie ? Vous essayiez de copier Art Blakey, par exemple ?
Oui. Mais le jazz n’a pas grand chose de compliqué pour moi. J’ai vite été capable de jouer comme lui. Il a juste fallu que je comprenne comment faire avec le charleston. J’étais surtout influencé par Max Roach, il m’a appris ça. J’ai appris différents pattern pour les appliquer à l’afrobeat. L’important est l’assimilation.
Vous avez travaillé dans plusieurs genres musicaux et notamment la pop. Comment avez-vous décidé de travailler avec des gens comme Sébastien Tellier ou Charlotte Gainsbourg ?
Je ne décide rien. Je ne choisis d’aller nulle part. Je reste assis et j’attends qu’on m’appelle. Je ne fais rien, ce sont les gens qui m’invitent. La question reste de savoir pourquoi on m’invite. On ne me dit pas ce que je dois jouer, c’est moi qui créé quelque chose qui va aller avec la musique. Si vous voulez quelqu’un à qui vous pourrez dire quoi jouer, allez chercher quelqu’un d’autre. Vous ne pouvez rien m’apprendre. Je saurais faire en sorte que les choses fonctionnent, je m’auto-discipline.
Pourrait-on dire que vous êtes le Bernard Purdie de l’afrobeat ?
Je ne sais pas. Je ne me compare à personne. J’ai rencontré Bernard Purdie, il a joué devant moi pendant un mois, à Lagos, au Nigeria. Je ne joue pas dans son style. Beaucoup de gens jouent dans le style de Bernard Purdie, beaucoup de batteurs américains. Je ne saurais dire si Bernard Purdie est le meilleur pour ceci ou cela.
Vous rappelez-vous quand James Brown est venu à Lagos ?
Je ne l’ai jamais vu.
Certains de ses musiciens évoquent pourtant vos concerts.
Ses musiciens, oui. Pas lui. Il a peut-être entendu la musique de Fela, mais alors sur disque, pas en vrai. Pas en face à face. Je connais ses musiciens qui venaient au club ; Bootsy Collins… ils venaient dans notre club, toutes les nuits. Ce sont des musiques différentes. Leur arrangeur (David Matthews, ndr) relevait mes patterns, les gens me disaient ‘regarde ce mec, il essaye de voler ton style, il prend des notes’. Je leur répondais ‘laissez-le écrire, j’attends le moment où je pourrais entendre ce qu’il a écrit’. Ça n’est jamais arrivé.
Ils ne sont jamais venus vous parler ?
Non. Ils venaient pour la musique, ils appréciaient le club. Ils venaient prendre du bon temps. J’ai rencontré Boosty, il m’a fait des compliments. On ne fait pas attention à ce genre de choses.
Que pensez-vous de cette guerre de primauté qui oppose le funk et l’afrobeat ?
Le funk et l’afrobeat sont différents. Je ne comprend pas vraiment d’où cette querelle vient. Il y a peut-être des influences mutuelles au niveau de certains patterns musicaux, mais le funk n’est absolument pas la racine de l’afrobeat. Si je joue du funk, je ne vais pas vraiment considérer que je suis un batteur de funk. J’ai un truc particulier, je ne peux pas jouer comme une machine toute la journée.
Damon Albarn a dit que vous étiez le meilleur batteur au monde. Qu’en pensez-vous ?
Damon Albarn et Brian Eno. Je n’en pense rien. Ils disent ce qu’ils savent, ce qu’il ressentent. Je ne leur ai jamais dit de dire ça. Il ont ressentit quelque chose qu’ils ont voulu exprimer. Je n’ai jamais dit ça de moi-même. Je n’ai jamais dit que j’étais le meilleur et je ne le dirais jamais. Je m’exprime à travers mon travail.
Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec Damon Albarn ?
Je l’ai invité à jouer sur un de mes albums, à chanter dessus, il y a longtemps. Plus tard, nous sommes allés en Afrique ensemble, on a enregistré, nous sommes rentré et nous n’avons jamais utilisé ce qu’on avait fait. Puis on a commencé un autre projet, The Good, The Bad & The Queen. On se fait avancer mutuellement. On a fait Rocket Juice, plein de choses. Il ne s’arrête jamais ! Il est très occupé, mais dès qu’il veut finir un projet, il revient et me demande. Mais nous sommes tous les deux occupés. A chaque fois qu’on est tranquilles, on commence un nouveau truc ensemble, c’est aussi simple que ça. Ce n’est pas un lien, c’est la famille. Il est blanc, je suis noir, mais ça ne compte pas.
Comment avez-vous décidé de le contacter ?
Avec Blur, ils chantaient « Tony Allen me fait danser » (sur « Music is my Radar »). Je me suis dit qu’il avait l’air de savoir de quoi il parlait. Je l’ai invité à chanter sur mon disque, il l’a fait. Ce fut notre point de rencontre. Depuis, tout se développe. Il avait une légitimité à se trouver là. Nous n’avons jamais arrêté de travailler ensemble.
Vous évoquez vos couleurs de peau. Ne pensez-vous pas que certains puristes de la musique noire auraient pu vous reprocher votre choix ?
Quelqu’un qui pense comme ça est juste insensé. Ce que j’ai essayé de prouver… quand la musique est jouée, a-t-elle une couleur ? Je ne connaît pas ces distinctions. Quand j’ai réuni mon groupe, quand j’ai cherché de qui il pouvait être constitué, je me suis rendu compte que je pouvais parfois demander à un type de la même couleur que moi de jouer quelque chose de catégorisé comme noir et qu’il trouve ça dur à jouer. Puis je le donne à un mec blanc et il y arrive dans la seconde. Qui dois-je choisir à ce moment-là ? Je prends celui qui n’y arrive pas, juste parce qu’il est de la même couleur que moi ? Non. La musique ne devrait vraiment pas subir ce genre de choses. Personne ne m’a jamais rien reproché et si c’était le cas je dirais ‘va créer ton propre groupe et mets-y qui tu veux‘.
En tant que batteur, comment écrivez-vous vos chansons ? Commencez-vous toujours pas le rythme ?
Si je veux faire quelque chose que je n’ai jamais fait auparavant, je dois écrire un nouveau pattern. Tout est sur ordinateur maintenant, je fais un croquis puis je ferme tout. J’attends le moment où je serais prêt à le jouer. Entre temps, peut-être qu’un autre va arriver. Je fais des croquis. Puis quand je décide de me mettre au boulot, je vais voir mon claviériste pour compléter ça, pour écrire le reste. Pour qu’on puisse le jouer live. Les machines, c’est différent. C’est comme dessiner un croquis d’un immeuble avant de le créer. Mais je commence toujours par la batterie.
Pour vous, qui est le meilleur musicien au monde ?
Damon Albarn probablement, car il est le genre de personne qui n’arrête jamais. Pour moi, c’est le meilleur. Il n’ennuie jamais les gens. On ne peut le comparer avec aucun autre artiste pop ou rock. Il y a beaucoup de groupes qui n’ont pas cette attention. Damon est un ‘non-stop guy‘. Il ne s’arrête jamais, il est intelligent, il travaille sur plein de projets, qui sont toujours bons.
Votre groupe est français et vous avez collaboré avec quelques artistes hexagonaux. Quels liens entretenez-vous avez la France ?
J’y vis cette année. Et les musiciens avec qui je joue depuis des années sont français. Ce sont des musiciens de studio, c’est avec eux que j’ai travaillé pour Sebastien Tellier et Charlotte Gainsbourg. Il ne sont pas nouveaux pour moi, ces Jazzgroovers ou je ne sais plus comment ils s’appellent (les Jazzbastards, ndr). Ici, on peut jouer de la musique très facilement. A Paris, ils encouragent la musique, ils créent des infrastructures. Ce n’est qu’en France que ça se passe comme ça – je ne sais pas pour l’Allemagne ou la Suisse. Autant que je sache, il n’y a qu’en France qu’on offre des pièces aux musiciens. C’est un très bon système très rassurant. Ça fait presque 13 ans que je travaille ici. La France respecte la musique. J’ai beaucoup d’amis ici.
Pour vous, quel est l’instrument le plus important après la batterie ?
Tous les instruments sont importants. Mais pour aller avec la batterie, je dirais la basse. Ce sont les fondations. Si vous voulez construire une maison, il faut commencer par les fondations. Si les fondations ne sont pas solides, alors la maison tombera. J’ai joué avec Flea, c’est un des meilleurs bassistes et un excellent musicien. Il joue de la trompette, il est très bon. J’aime le fait qu’il ait à la fois le côté mélodique et rythmique.
Ça vous dirait de reformer un supergroupe ?
Je ne veux rien. J’attends. Quand ils sentent qu’ils ont besoin de Tony, ils m’appellent.
Propos recueillis par Noé Termine
Tony Allen Film of Life (Jazz Village Music)
En concert le 6 février à La Source de Fontaine (38), le 28 mars à La Sirène de La Rochelle (17) et le 11 avril à La Gaïté Lyrique de Paris.
Toujours intéressant de lire des interviews sur la longueur, surtout quand elles vont au fond des choses, comme celle-ci. Donc chapeau. Juste, il faudrait arrêter avec les comparaisons. « Le Bernard Purdie de l’afro beat », ça n’a aucun sens. Comme demander « qui est le meilleur musicien du monde ». Il y a suffisamment de classements stériles ailleurs, de top qui font flop, pour ne pas tomber dans cet excès de verbe. Parenthèse refermée 😉